Penser, pensé, pensant
Esprit,
objet, sujet
et
sahaja
Enseignement de Lama Shérab Namdreul
0)
Aparté...
« Le
mot véhicule du sens, le sens véhicule une vue.
Quand cette
vue est vérifiée, c’est le chemin de la vision. »
Personnellement, la vue sahaja[1]
(co-émergence) correspond au mieux à ce que j’ai pu expérimenter par la
contemplation de la nature du phénomène et de l’esprit. Cependant, quelles
que soient les expériences, elles restent sujettes à interprétation qui, pour
la communiquer, se fait en grande partie avec des mots.
Sachant qu’un même mot peut avoir plusieurs acceptions, il me semble
important de bien comprendre le sens que l’on prête à un mot[2] et ce
sens doit au plus juste exprimer la vue philosophique que l’on présente.
Par "sens" on ne parle pas d’une définition bien
séduisante du genre « corps de lumière infinie » ou « sphère
du corps d'arc-en-ciel » sans plus d’explication. C’est un sens que l’on
doit pouvoir identifier dans la contemplation de la nature du phénomène et de l’esprit.
Ce sens doit être exigé autant
de l’instructeur que de l’élève. C’est dans la fonction première de Lama que de
transmettre la nature du phénomène et de l’esprit, que ce soit au début, au milieu ou à la fin du parcours de l’élève. Du côté de l’élève, dès la
cérémonie dite du « refuge » où il s’affirme comme aspirant à l’Éveil,
l’élève se doit de requérir la transmission de la nature du phénomène et de l’esprit auprès d’autant ddxce Lamas qui le souhaite. L’élève ne doit surtout pas attendre que lui soit autorisé de recevoir cette
transmission. Son aspiration lui appartient.
L’élève s’engage à reconnaître la nature de l’esprit et des phénomènes
et le Lama, de par son habilitation, s’engage à transmettre tous les éléments
nécessaires à cette reconnaissance. Cette réciprocité d’engagement de l’élève
et du Lama implique une synergie particulière dans l’échange de leurs
compréhensions et de leurs expériences.
1) Penser, pensé, pensant
Le tibétain "sèm" (sct.
citta), que l’on traduit généralement en français par "esprit", veut
dire "penser" désignant ainsi l’activité mentale (sct. manas, tib.
yid) qui recouvre l’ensemble des processus cognitifs lesquels viennent en
conscience sous l’aspect (sct. vi, tib. nam) d’objet (tib. yul)
"pensé" et, du même coup, sous l’aspect de "sujet pensant" au
sens défini par le tibétain "yul tchèn" qui littéralement veut dire
"disposant d’objet".
La collaboration des trois :
penser, pensé, pensant, participe
de toute activité cognitive qu’elle soit par perception (sct. sam-jna, tib. du-shé) directe ou par perception "inférentielle". Dans le premier cas l’Intellect (sct ; buddy,
tib. lo) est dans son mode intuitif où le discernement de la
co-émergence de la triade cognitive ainsi libre d’imputation (sct. nir-vikalpa)
entraîne le dévoilement de nos illusions. Dans le second cas l’Intellect est dans son mode médiatif
qui, bénéficiant des réalisations de la perception directe, établit des
rapports efficaces, pertinents et sans distorsion (sct. klésha) entre l’esprit
et l’âme[3] et
aussi entre le monde et les autres.
Yul (objet)
et yul tchèn (sujet)
Le tibétain "yul" (sct. viṣaya)
est traduit par objet. À partir de "yul", les grammairiens tibétains
ont formé le terme "yul tchèn"[4]
(sct. viṣayin)
qui a été traduit en français par sujet mais dont le sens littéral de
"avoir objet" ou "disposant d’objet" a la vertu de décrire
un mode opératoire plutôt qu’un statut de sujet.
Tous deux d’apparence mentale et de
nature conceptuelle, "yul" et "yul tchèn" désignent deux
modes opératoires participant au déroulement cognitif (sct. pravṛtti-citta) :
l’esprit désignant le mode penser (tib. sèm), l’objet désignant le mode pensé
(tib. sam) et le sujet désignant le mode "pensant".
Ce "disposant d’objet"
m’amène à « me penser », à « me savoir savoir » (sct. svasaṃvitti, tib. rang rik)
et de fait, de ne pas me prendre pour l’objet lui même, ce qui relèverait d’une
confusion psychique ou d’un trouble de la personnalité.
Me sachant "avoir objet"
(tib. yul tchèn) induit l’ipséité[5] (sct. svayam eva, tib. rang nyi) c’est-à-dire, le
fait de se savoir être juste (sct. eva) soi-même et pas un autre. L’adjectif
“même" (lat. ipse, sct. sva, tib. rang) exprime l’idée d’un fonctionnement
cognitif naturel, un mode déductif naturel qui ne
relève d’aucune élaboration discursive et imputative. Cette ipséité participe d’une
aptitude cognitive naturelle "ipso facto" de l’esprit même (sct.
cittatā, tib. sèm-nyi) qui n’est donc pas
assujetti à la soif discriminante et à la saisie imputative.
Ne chercher pas un ordre chronologie
d’apparition de cette triade cognitive. Ce serait aussi stupide d’essayer de
voir si l’océan précède à la vague ou l’inverse.
Penser,
pensé, pensant
La triade « penser »,
« pensé » et « pensant » a pour nature ultime d’être une
co-émergence de clarté/vide, vide de "en soi", d’absolu, de réalité,
de nature propre etc. L’ignorance de leur nature ultime engendre la soif
discriminative et la saisie imputative. Ces trois : ignorance, soif et
saisie, sont les principaux facteurs perturbateurs qui conditionnent tout
l’ensemble de notre processus cognitif depuis des temps sans commencement.
L’Éveil consiste à délivrer l’esprit de ces trois facteurs perturbateurs en
reconnaissant la nature ultime de ce que l’on conçoit comme étant la personne
ainsi que la nature ultime de ce que l’on conçoit comme étant une expérience et
la nature ultime de ce que l’on conçoit comme étant l’esprit.
Dans la majorité des traductions
françaises de l’enseignement bouddhique, on a pris l’habitude d’attribuer à
l’esprit la faculté de "connaissance" qui, sous sa forme substantive,
suggère une certaine passivité plutôt qu’une activité. Pour garder le sens
d’une activité cognitive il serait judicieux d’employer l’infinitif “faire
connaître » ce qui revient à "penser" et à quoi je préfère “concevoir”,
c’est-à-dire "faire du “concept”[7],
ce qui rajoute un caractère abstractif à l’activité cognitive fondée sur l’absence
de réalité du “connu” où ce qui nous semble objectivement “connu” est
finalement “conçu”.
L’esprit étant juste
"concevoir", il nous revient le devoir et la responsabilité de bien
concevoir. Si nous avons des conceptions éloignées voire erronées sur la
véritable nature de l’esprit et des phénomènes, on aura beau se plonger dans
une profonde concentration, il ne se passera
aucune reconnaissance de la nature ultime des phénomènes et de l’esprit, tout
juste un semblant bien-être sans intérêt.
Une concentration
fiable ne peut aboutir qu’avec une conception juste, une vue juste[8].
Discours
mental
Il
est important de bien comprendre cette notion de "penser" et/ou
"concevoir" pour s’orienter correctement et commencer efficacement le
chemin qui consiste à réaliser la nature ultime du phénomèns et de l’esprit. Pour
cela, dissipons le malentendu majeur que l’on retrouve souvent et qui consiste
à confondre "penser" et "discours mental".
La
faculté cognitive (l’esprit) que l’on dit « penser » (sct. Citta,
tib. sèm) est de nature intellective qui gère des interactions desquelles
un connaissable (sct. jneyalakṣaṇa, tib. shé dja) advient comme phénomène
intelligible. En ce sens "penser" est d’ordre intuitif et non pas
discursif. Le discours mental désigne le
fait de se parler mentalement à
soi-même et qui nous fait dire familièrement « j’ai beaucoup de
pensées ». On peut s’accorder avec le langage courant qui utilise
le substantif pluriel « pensées » mais il est alors important
d’identifier ce qu’il désigne pour ne pas s’essayer de méditer pour ne plus
penser. Dans le discours mental on se trouve toujours
quelque chose « à redire » sur ce qui est vient de se penser.
Le discours mental comme toute autre activité mentale relève certes de
la conception mais, contrairement à l’activité naturelle de l’esprit, le
discours mental se trouve être superfétatoire, adventif, artificielle,
intempestive et surtout inefficace à toute réalisation parce qu’il ne laisse
pas de temps à l’objet mental d’apparaître pour ce qu’il est et de fait il
reste assujetti à la saisie imputative (sct. vikalpa, tib. nam-tok) et à la soif discriminative. C’est parce qu’en l’absence de
concentration, on se retrouve comme une balle de flipper balloter d’une saisie
à l’autre sans pouvoir se placer dans l’observation du continuum cognitif
non-né, non cessant et transitoire.
Pour cela, l’intérêt d’une concentration unifié à l’objet et sans
distraction consiste à n’avoir « rien à redire » de ce qui est pensé.
Cela commence par n’avoir aucune démarche tout particulièrement à l’égard du
discours mental lui-même pour se concentrer, tel un témoin inaffecté dépassant
toute procédure, sur la nature de l’objet. Une concentration unifié sur l’objet
lui "laissera du temps" d’apparaître tel quel c’est-à-dire un
phénomène conçu. Par cette enstase contemplative où le discours mental s’est estompé
de lui-même, on se retrouve « savoir
en s’étant tu », ce qui est le sens en propre de
"samatha", une aptitude de l'esprit de « savoir sans
discours ». Reste à « savoir
avec discernement », ce qui est le propre de "vipassana".
Activité
mentale
Le terme "mental" qualifie la nature de cette activité au sens où, cette
activité de penser n’est pas d’ordre végétale, atomique, biologique, génétique,
neurologique, moléculaire etc., mais elle est de l’ordre du phénomène, de
l’apparence, du concept.
Le terme "activité" implique une causalité c’est-à-dire une cohérence
conséquentielle de cause à effet, ce qui exclut toute idée de hasard ou de
nécessité. Le Bouddha Shakyamouni a spécifiquement nommé cette causalité mentale
par le terme "karma" qui regroupe toute l’activité des processus
cognitifs couramment appelés "les cinq agrégats"
(sct. skandha, tib. poung po). Ce "karma"[9]
est fondamentalement juste et approprié de sorte
qu’une cause vertueuse produit un effet vertueux et une cause non-vertueuse
produit un effet non-vertueux. Par vertueux il faut entendre propice à plus de
lucidité. Quand les cinq agrégats sont conditionnés par l’ignorance de la
nature ultime de l’esprit et des phénomènes, leur logique conséquentielle
(karma) rend notre devenir existentiel assujetti à la soif discriminative et
aux saisies imputatives[10]
ce qui se manifeste par un mal être existentiel (sct. doukha). Doukha est alors
considéré non pas comme une fatalité existentielle mais comme symptôme de
l’illusion et de la confusion que produisent l’ignorance, la soif et la saisie.
Contrairement à d’autres conceptions
philosophiques où le terme "karma" induit l’idée de destin
prédéterminé et de rétributions fatidiques d’évènements, la conception
bouddhique du terme "karma" induit l’idée du "libre arbitre".
À chaque instant[11] du
continuum logique de la psyché, il est possible de déjouer nos habitudes
psychiques, nos imprégnations fondamentales (sct. vāsanā tib.
bag tchak) avec leurs schémas et leurs conditionnements.
Enstase
J’utilise "enstase » pour
traduire le sanscrit dhyana[12]
et le tibétain sam-tèn. Sam-tèn est formé de la syllabe "sam" qui a
le sens de "pensé" et de la syllabe "tèn" qui a le sens de
"état", un maintien temporel.
L’intériorité que suggère le préfixe
"en" de enstase n’a pas le sens d’une localisation dans
quelque chose comme par exemple « être en soi-même »,
« dans son corps » ou « dans son esprit ». L’intériorité
est d’ordre temporel dans le sens où l’on demeure à l’émergence du
"pensé". C’est le positionnement privilégié pour l’observation
contemplative sur la nature des phénomènes qui émergent à l’esprit.
L’effort d’une concentration continue et sans distraction aboutit
à cet "état" en l’instant du "pensé" (sam) et lui laisse le
temps de se révéler "pensé", autrement dit : laisser le temps à
l’apparence de se révéler apparence, laisser le temps au phénomène de se
révéler phénomène, laisser le temps au concept de se révéler concept. Le
tibétain "samtèn" évoque très justement le temps "d’observer[13]
le pensé".
Tout ceci revient à un suspend de
soif discriminante et discursive pour ne laisser aucun temps à la saisie qui
consiste d’imputer (sct. Vikalpa, tib. nam-tok) une altérité au phénomène. Il
suffit alors, à l’appui de la Vue sahaja, de vérifier la co-émergence du
"pensé/vide", de l’apparence/vide, du phénomène/vide, du
concept/vide.
Traditionnellement, cette enstase
s’affine progressivement en les quatre samadhis de samatha et les quatre de vipassana mais dans les
approches directes comme le zazen, le dzogtchèn et le sahaja-mahamoudra, leur
Vue, plus ambitieuse, propose une conception d’immédiateté
pour s’éveiller directement à la nature des phénomènes et de l’esprit et que
l’on nomme en la circonstance le samadhi vajra.
Les
cinq agrégats
Je résume l’activité des cinq
agrégats : un continuum manifeste (agrégat forme) constitué des cinq
éléments s’avère disponible à l’expérience (agrégat sensation) qui fluctue
entre agréer et désagréer laissant juge à l’intellect (agrégat perception) de discriminer ou discerner, selon qu’il est assujetti à
la soif ou acquise au libre-arbitre, ce qui influe sur l’efficience des "avènements
mentaux"[14]
(sct. caitta, tib. sèm djoung) qui participent de l’agrégat ré-activité (sct. samskara, tib. du djé). La science aspective[15]
(sct. vijnana, tib. nam-shé) qui s’ensuit est d’ordre juste[16]
factuel et n’a pas d’autre fonction que de conscientiser l’aspect sensoriel de
la forme qu’elle soit libre ou pas de la saisie imputative. Je ne comprends pas
qu’il soit coutume de traduire en français cette « science
aspective » par « conscience dualiste » ce qui suppose qu’une fois
dissipée la dualité il ne serait plus donné de voir, entendre, penser…
L’activité mentale se présente comme
un fleuve que l’on ne reconnaît pas comme étant non-né, non-cessant et
transitoire. Conditionné par l’ignorance et assujetti à la soif, nous imputons
(sct. vikalpa, tib. nam tok) une altérité objectivement réelle aux phénomènes
qui s’aspectent à l’esprit, ce qui donne satisfaction à la soif d’une identité
subjectivement réelle. Cette saisie binaire d’une altérité et d’une identité
n’est le fait ni de la science ni de l’aspect mais de l’ignorance.
Les cinq agrégats constituent
l’ensemble du processus cognitif qui consiste à concevoir. Cependant, c’est à
l’agrégat perception (sct. sam-jna, tib. du-shé) que l’aptitude conceptrice
prend toute son importance puisqu’il introduit la faculté
intellective nécessaire au discernement (vi-passana) pour aboutir à la
prajna (tib. shé-rab).
C’est pour cette raison que je
suis tenté de traduire "sam-jna" par "science intellective"
en tenant compte que "sam"[17]
est l’instant focal où l’aspect (sct. vi, tib nam) passe de l’ordre sensoriel à
intellectif et donc sujet soit à la discrimination ou au discernement selon
l’impact de la saisie binaire, de la
soif et de l’ignorance.
2) Concept, phénomène ...
Le yogi se réjouit de
l'Illusion
Elle est la source des quatre activités.
Source d'enseignements et d'inspiration,
L'illusion rend possible tous les siddhis.
Quelle merveille de savoir ce
joyau,
Intarissable trésor de réjouissances.
Illusion et doukha sont Compassion,
Vacuité sont les Chemins et les Terres.
L’erreur est de penser que le
monde, le corps, la vie, la mort, les phénomènes, les apparences etc., toutes
manifestations en somme, seraient en soi illusoires et trompeuses et seraient
donc la cause de notre mal-être. Au sens strict, « illusion » suggère une
méprise produisant une confusion (sct. bhrānta, tib. ’khrul.oua ; འཁྲུལ་པ།). Cette illusion, cette erreur, consiste à imputer
(sct. vikalpa, tib. nam tok) une réalité à toute manifestation. Toutes les
manifestations sont irréprochables de notre ignorance, de notre soif et de nos
imputations. Elles sont ce qu’elles sont, ni réelles ni illusoires. Quand cesse
toute imputation (sct. nir-vikalpa, tib. tok-mè), l’esprit est délivré de toute
confusion mais il n’y a pas pour autant de réalité qui se présente ensuite.
Il n’y a pas de connu qui ne soit pas conçu, ce qui veut
dire qu’il n’y a pas de "chose en soi", il n’a pas de
"réel" indépendant. Rien de
réel n’étant connu, tout connu est conçu, pensé (sct. cint, tib. sam, lat
sentio). La désillusion fait place au dharmadhatou, cette pleine relativité
efficiente et transitoire de toute manifestation qui se présente comme un « déploiement
magique » (sct. Mahāmāyā, tib. sgyu ’phrul chen po ; སྒྱུ་འཕྲུལ་ཆེན་པོ།) disponible au yogi pour le bien d’autrui.
Si l’on prend en considération qu’il
n’y a pas de réalité objective dont on prendrait connaissance, on peut
considérer l’esprit comme une merveilleuse "machine" à concevoir, une
transcendante magie (sct. mahamaya) de la conscience.
Le mot phénomène vient du latin phaenomenon, emprunté au grec phainómenon, "phénomène
naturel", dérivé du verbe phaínô,
"faire paraître, faire voir, rendre visible". Ainsi la conceptivité "rendant
intelligible" le "connaissable" (sct. jneyalakṣaṇa, tib. shé
dja) est l’aptitude d’une lucidité[18]
phanique.
Les termes forme, apparence, phénomène, pensé et concept sont
fréquemment employés dans les enseignements du Dharma. Ils peuvent nous sembler
synonymes du fait qu’ils font tous référence au même processus, celui d’être
conçu par le fait même de la faculté conceptrice qu’on appelle « esprit ».
Cependant, j’estime que ces termes soulignent un sens spécifique selon les
modalités que peut prendre ce processus cognitif. Ainsi : forme[19]
renvoie au fait d’être manifeste ; apparence (tib. nang) renvoie à sa nature de
clarté aspectante (tib. nam)[20]
; phénomène renvoie au fait de participer d’un processus cohérent et
conséquentiel ; pensé renvoie à sa caractéristique intellective ; et concept
renvoie au sens strict d’être conçu[21].
3) Pensant, concevant...
À partir du terme tibétain “sèm”, les
traducteurs et grammairiens tibétains[22]
ont composé le terme “sèm tchèn” (sct. cittavat) qui signifie littéralement “doté
de penser” ou “doté de concevoir”. Pour rester au plus près du sens littéral on
aurait pu traduire “sèm tchèn” par “pensant” ou “concevant” mais cela a été
traduit en français par “être”. Certes, c'est sans doute plus confortable de
dire "les êtres” que "les pensants" ou “les concevants” mais l'idée
“d’être” est rattachée à l’idée d’un état définitif et absolu qui n’a rien à
voir avec la nature dynamique transitoire et relative et donc strictement phénoménale
(sct. dharmata, tib. tcheu nyi) qui se résume en cette simple et radicale
évidence « d’avoir à penser » (tib. sèm tchèn).
La
notion d'être soulève trop de discussions qui risquent de nous faire oublier
l'objectif de l'Éveil qui est de reconnaître la nature de l’esprit et des
phénomènes c’est-à-dire la nature de ce qui fait « œuvre de cognition »,
les natures de penser, du pensé et du pensant. De "se savoir pensant"
est suffisant pour se distinguer des "choses", de se savoir n'être
pas une chose.
De plus, en se définissant comme
« être » nous pourrions faire l’erreur de se penser propriétaire de
l’esprit. Or, le sentiment de sa personne est une conception de l’esprit. Le
sentiment de soi est concept de l’esprit, concept qui a, bien entendu, toute sa
pertinence psychologique comme gage d’une santé mentale.
En employant “sèm tchèn” (sct.
cittavat) les traducteurs et grammairiens tibétains ont écarté[23]
toute ambiguïté avec le sanscrit "sattva" qui a le sens de "pure
essence de l’Être" pour des philosophies non-bouddhiques, et tout
particulièrement la philosophie Sāmkya.
Ainsi, avec “sèm tchèn”, la philosophie
bouddhique se démarque d’une vue ontologique et me semble plus proche d’une
phénoménologie de l’esprit voire même du phénoménisme ou du conceptualisme.
4) Conceptivité...
Cette aptitude générique de
“concevoir”, cette "conceptivité" en somme, n’est ni hasardeuse ni
fatale, elle est cohérente à la
relativité et conséquente à une
causalité. Cette conceptivité est gérée par les cinq processus cognitifs que
l’on nomme “agrégat” (sct. skanda, tib. poungpo). Agrégat souligne l’idée qu’il
ne s’agit pas d’une entité mais d’un complexe cognitif où s’organise un
ensemble de données et dont la cohérence
conséquentielle se dit « karma » au sens bouddhique du terme.
Lorsque l’on cesse de saisir le
supposé “connu”, la supposée “connaissance” et le supposé “connaisseur”[24]
et que se révèle la co-émergence du pensé/penser/pensant, la conceptivité de
l’esprit se trouve délivré des illusions pour œuvrer en toute conformité avec
les cinq agrégats et les cinq intelligences. Quand la soif et la saisie ne
permettent pas à l’esprit d’œuvrer en sa bienfaisance naturelle (sct. sugatagarbha) cela provoque le mal-être existentiel
(sct. doukha) qui est symptomatique des trois facteurs perturbateurs : ignorance,
soif et saisie.
Quand la conceptivité de l’esprit
est délivrée de la soif et de la saisie cela se révèle par une aisance (sct. soukha) et une sagesse[25]
qui s’emploie tout aussi bien en cas de bonheur qu’en cas de malheur.
Il me semble très important de bien
préciser ici que les cinq agrégats ne sont pas le produit de l’ignorance. Ce
qui découle de l’ignorance c’est la soif discriminatrice de laquelle s’ensuit
la saisie imputative. La soif s’attache à nous conforter d’une existence
intrinsèque en les cinq agrégats tandis que la saisie va s’emparer de chaque
instant de l’activité mentale des cinq agrégats dans l’espoir/crainte d’acter
cette tant recherchée réalité absolue. C’est ce que l’on entend par
l’expression « les cinq agrégats d’attachement » et qu’il serait plus
correct de traduire par « les cinq agrégats entachés » par la saisie
et la soif.
Ainsi, l’ignorance produit la soif
et la saisie, et ces trois facteurs perturbateurs conditionnent les cinq
agrégats mais ne les produisent. Ces trois facteurs perturbateurs conditionnent
les six consciences sensorielles mais ne les produisent pas. Ces trois facteurs
perturbateurs conditionnent la perception des phénomènes[26]mais
ne la produisent pas. Du fait de l’ignorance, la soif et la saisie encombrent
(souillent) toutes les aptitudes conceptrices de l’esprit et en l’occurrence
les cinq agrégats. Une fois délivrés, désencombrés, les cinq agrégats
recouvrent la santé primordiale et naturelle de leur activité (sct. karma, tib.
trinlé)[27].
5) La triple nature de l’apparence mentale
Un phénomène[28]
(sct. dharma) est une apparence mentale de nature
triple (sct. tri-svabhāva, tib. rang chin soum[29]
- རང་བཞིན་གསུམ་).
1) Une nature de mode dépendant
(sct. paratantrasvabhāva, tib. shen ouang gui rang chin - གཞན་དབང་གི་རང་བཞིན་).
Cela signifie que l’apparence est
vide d’altérité, d’objectivité, et qu’elle est de nature transitoire conforme à
toute relativité.
Sous l’effet du voile de la soif
(sct. tṛṣṇā), les caractéristiques transitoire
et relative de l’esprit et des phénomènes ne sont pas reconnues comme telles
mais, au contraire, sont appréhendées comme étant de nature intrinsèque et
permanent.
2) Une nature de mode imagé (sct.
parikalpitasvabhāva, tib. kun tak kyi rang chin - ཀུན་བཏགས་ཀྱི་རང་བཞིན་).
Imagé signifie que l’apparence ne
peut être imputée de réelle ou d’irréelle. Par imagé, on entend un continuum
(film) de “représentation mentale” dont la signifiance se façonne selon les
causalités qui s’opèrent : la causalité de la manifestation[30]
(cinq éléments), la causalité karmique du
processus cognitif (cinq agrégats) et la portée des voiles et obstructions sur l’esprit
(cinq sagesses).
Sous l'effet du voile de la
distorsion émotionnelle (sct. klésha), ce mode imagé est l'objet de la saisie
imputative (sct. vikalpa, tib. namt-ok) qui consiste à imaginer une réalité.
C'est important de bien comprendre l'aberration de cette imputation : vikalpa
(tib. nam-tok) est le temps (kalpa) cognitif où s'instaure une fiction, un
imaginaire, un phantasme, qui consiste à prendre pour réel un mode qui est
par nature "imaginale"[31].
En fait, qu’il y ait discernement ou discrimination, la nature de l’apparence
reste en mode imagé.
3) Une nature de mode parfaitement
établie, aboutie (sct. parinispannasvabhāva, tib. yong sou droub - ཡོངས་སུ་གྲུབ་པའི་རང་བཞིན་).
Cela signifie que l’apparence n’est
pas illusoire et n’illusionne pas. Réalisant la co-émergence de
l’apparence/vide[32], elle se présente
manifeste, évidente[33].
Sous l’effet de l’ignorance de la
co-émergence (sct. sahaja avidyā, tib. lhén kyè - ལྷན་སྐྱེས་ཀྱི་མ་རིག་པ། ) comme étant la caractéristique de
toute nature (minérale, végétale, animale et mentale) où il n’est ni apparition
ni disparition, ni mort ni naissance. La co-émergence de l’apparence/vide est
trans-apparence[34] sans origine ni
cessation.
Ces trois modalités de l’apparence
mentale caractérisent (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn ny) tout “connaissable” (sct.
jneyalakṣaṇa, tib. shé dja), c’est-à-dire tout ce qui advient intelligible à
l’esprit, le phénomène (sct. dharma).
Question
: Pouvez-vous précisez ce qu’on entend par “connaissable” ?
Réponse
: Précisément ce qui est “potentiellement intelligible”.
Par exemple, l’onde de choc que je
déclenche en frappant ce bol tibétain n’est pas intelligible à l’esprit. En
tant que telle, l’onde de choc n’est pas audible. Heureusement d’ailleurs,
sinon toutes les vibrations alentour se feraient entendre à l’esprit ce qui
serait insoutenable. Pour qu’une onde de choc soit audible, plusieurs facteurs
doivent être réunis, tout particulièrement le facteur mental “contact” + les
cinq facteurs omni-fonctionnels (tib. kun dro nga - cf. saṃskāra). Cette conjonction stimule,
en la conscience base réceptacle[35], le
connaissable qui traduira l’onde de choc en un phénomène mental (agrégat forme)
qui permettra une expérience cognitive (agrégat sensation) validée par le fait
de se savoir entendre (agrégat perception)...
L’ignorance de cette triplicité indivise
et co-émergente (lhèn tchik kyi ma-rik-pa) fait qu’il y a ignorance du mode
dépendant et qu’ainsi, chaque aspect (tib. nam) que prend l’apparence (tib.
nang) est imputé (sct. vikalpa, tib. nam-tok) d’une altérité distincte d’une
connaissance elle-même distincte. C’est comme prélever (saisie) d’un fleuve
(nature transitoire) un seau d’eau (aspect) et, au lieu de reconnaître que l’on
dispose d’un aspect de même nature transitoire que le fleuve, on affirmerait
que cette masse d’eau contenu dans le seau exister à part entière (entité) dans
le fleuve. De la même manière, pour prendre l’exemple des vagues et de l’océan,
ce serait penser qu’une vague émerge du fond de l’océan puis réintègre l’océan.
Question
: Peut-on dire que les modes dépendant et imagé sont relatifs
et que le mode manifeste est ultime ?
Réponse
: Non, pas du tout. On ne trouvera pas d’un côté une vérité
relative et de l’autre une vérité ultime. On ne parle pas de deux vérités
distinctes mais de deux natures d’une seule vérité. La relativité est vide de
réalité et l’absence de réalité est validée par la relativité. En jouant sur
les mots, on peut dire qu’il n’y a pas d’autre réalité que la relativité ou que
la relativité est l’ultime réalité.
La co-émergence est tout le
contraire d’une entité. La co-émergence désigne une unité fonctionnelle et pour
faire unité il faut un minimum de “deux en un” comme par exemple la dualité
onde/corpuscule de la lumière ou la dualité universel yin/yang. On peut établir
une co-émergence de “trois en un”, de “quatre en un” et cela jusqu’à l’infini.
Ainsi, l’individu est présenté généralement comme une co-émergence indivise de
trois fonctions esprit/verbe/corps. Quoiqu’il en soit, le principe de base
étant une co-émergence de modes indivis. . Ici, on parle d’une nature de
l’apparence, cette nature est une co-émergence indivise de trois modes.
Dire que les modes dépendant et
imagé seraient relatifs et que le mode manifeste serait ultime c’est comme dire
que les modes vapeur et solide (glace) de l’eau seraient relatifs et que le
mode liquide serait ultime. Prenons l’image traditionnelle du soleil dont la
co-émergence "masse gazeuse/rayonnement/chaleur" nous permet de
comprendre l’unité du Trikaya de la nature de l’esprit et des phénomènes. Il ne
nous viendrait pas l’idée que l’une des propriétés serait l’ultime des deux autres.
À lire certains commentaires en
français, j’ai l’impression qu’il y a une tendance à penser que les modes
dépendant et imagé seraient erronés et voileraient la nature ultime de
l’apparence.
Cette vue binaire m’inspire un
exemple. Prenons le paysage d’une vallée sous la brume. Avec une vue discriminante,
une saisie binaire imputera (tib. nam-tok) une caractéristique propre (tib.
tsèn nyi) sur ce que devrait être la vallée en soi, en l’occurrence celle que
je m’attend de voir quand il n’y a pas de brume. Ipso facto, la saisie binaire
impute une caractéristique propre sur la brume qui, en l’occurrence, est de m’empêcher
de voir ce que je décrète comme la véritable vallée. Tout ceci m’empêche de
voir que vallée et brume participe de toute évidence du paysage. Ainsi, qu’il y
ait vallée/brume, vallée/pluie, vallée/neige, vallée/azur, il n’y a pas d’autre
paysage plus parfaitement légitime que celui de la nature d’image transitoire
et interdépendante.
Du fait d’ignorer la co-émergence
naturelle de toute manifestation, la soif discriminative catégorise faisant fi
de l’interdépendance et la saisie imputative (tib. nam-tok) reduit en cliché le
continuum imagé. En réalisant la co-émergence des trois modes de l’apparence,
l’on devient témoin du paysage de toute manifestation dans le respect de la nature
transitoire, interdépendante et vide.
Reprenons l’exemple d’une expérience
auditive durant la période (bardo) de l’état de veille d’une être humain.
L’onde de choc (objet d’organe), l’organe[36]
(oreille), la faculté[37]
auditive, l’intention, l’orientation mentale, le phénomène audible (objet
mental) et la conscience auditive, tous les maillons de cette chaîne de
production interdépendante et relative sont vides de nature propre. Ils sont de
nature dépendante. Aucune entité ne pouvant être connue, la conscience mentale
n’a de l’apparence qu’une perception de l’ordre de la représentation, de
l’image. Réalisant l’évidence de ces deux modes (dépendant et imagé), on
réalise la nature parfaitement établie de l’apparence, co-émergence de
clarté-vacuité. Ces trois natures de l’apparence sont, d’après Asaṅga, les
caractéristiques de tout ce qui advient intelligible (connaissable/phénomène).
6) Co-émergence naturelle
Laisser
la conceptivité naturelle de l’esprit faire « œuvre cognitive » est l’objectif du sahaja qui se définit ainsi :
« Apparence et vide co-émergent
Connaissance (conceptivité) et vide
co-émergent
Au contact d’apparence et connaissance
L’expérience est félicité/vide. »
La
co-émergence base de tout est celle du mandala
« esprit/phénomène »[38] dont l’effectivité forme une unité indivise
où aucune cause ni effet ne se distinguent l’un de l’autre[39].
Cette co-émergence base toute (sct. alaya sahaja, tib. kun chi lhèn-tchik
kyé-pa) est associée à la nature vajrasattva[40]
immuablement (sct. vajra, tib. dorjé) et primordialement dénuée (pure) de toute
imputation, libre de toute élaboration discriminative.
Lorsque l’on parle de co-émergence
« esprit/phénomène » cela ne veut pas dire qu’il y a simultanément
d’un côté l’esprit et de l’autre le phénomène. De la même manière que la
co-émergence "océan/vague" ne signifie pas qu’il y ait d’un côté
l’océan et de l’autre la vague.
Il
n’y a pas un océan (esprit) qui se présente comme une entité propre et il n’y a
pas une vague (concept) qui se présente comme une entité propre. Leur absence
de réalité s’exprime dans un continuum transitoire L’absence de réalité de
l’océan se trouve effective en son continuum transitoire d’aspects (tib. nam)
mais, par ignorance de la co-émergence, chaque aspect est saisi comme
distinctement réel.
La co-émergence n’est pas d’ordre
temporel au sens où plusieurs choses (entités) apparaîtraient simultanément. "Yul" (objet) et "yul
tchèn" (sujet) ne sont pas.
Pour comprendre ce qu’on définit par
co-émergence il ne faut pas quitter de vue l’idée que toute manifestation est
un continuum non-né, non-cessant et de nature transitoire, un fleuve
intarissable de cinq Éléments. La co-émergence ne peut donc pas être d’ordre
temporel. Elle est d’ordre fonctionnelle et exprime une effectivité de modes
opératoires.
De la même manière que l’océan, la
vague et l’écume, l’objet, l’esprit et le sujet ne sont pas des entités
distinctes. Leur co-émergence est possible du fait qu’ils sont de commune
nature constituant un complexe (mandala) sur la base (sct. alaya) de laquelle s’opère
la triade cognitive pensé, penser et pensant en leur mode respectif. La
co-émergence de cette triade n’étant pas réaliser, l’ignorance, la soif et la
saisie réifient, identifient et dissocient cette triade en ce qu’on appelle
« les trois cercles[41] ».
Le fait d’« avoir objet »
(yul tchèn) renvoie à cette évidence effective de se savoir entendre un son, de
se savoir goûter une saveur etc. et, tout particulièrement, de se savoir penser
(tib. sèm) du pensé (tib. sam), c’est-à-dire du concept. Cette évidence s’élève
sans aucune élaboration superfétatoire.
Il faut dépasser la suspicion qui
consiste à penser que les concepts seraient erronés. Pourquoi reprocher au
concept d’être erroné ou illusoire ? Est-ce qu’il nous viendrait à l’idée de
penser que le reflet de la lune sur l’eau est erroné ou illusoire ? Non !
On raisonne puis
on discerne pour ne pas faire l’erreur de prendre le reflet pour la lune.
L’erreur consiste à ne pas reconnaître
la nature du concept qui est une co-émergence d’apparence/vide. L’ignorance de
cette co-émergence entraîne la soif discriminative et la saisie réductrice qui
consiste à imputer une réalité là où c’est justement un concept confondant alors
l’objet de référence manifeste et l’objet cognitif conceptuel.
Si nous n’arrivons pas à comprendre
en quoi consiste l’erreur nous risquons de perdre beaucoup de temps dans notre
méditation en essayant de mettre de côté les concepts dans l’espoir qu’il restera
quelque chose comme un pur esprit, une pure connaissance. Il s’agit de méditer "sans imputation" (sct. nirvikalpa, tib. tok-mè) et non
pas sans concept.
Cette démarche qui consiste à
vouloir ne plus penser, ne plus concevoir, est contre nature parce qu’il n’est
pas possible de cesser ce qui n’a pas d’existence propre.
Peut-on stopper
une vague de l’océan ?
Cette démarche génère une
préoccupation sous-jacente où le "je" tente de « précéder »
l’objet[42].
Cette démarche, totalement assujettie à la soif[43],
empêche le phénomène de se présenter comme tel, dans sa nature triple : une image conceptuelle, effective et loisible.
Est-ce la vague
qui précède l’océan
ou l’océan qui précède la vague ?
Pour reprendre l’exemple de tout à
l’heure, quand je frappe le bol avec le bâton, il y a bien une onde de choc qui
fait office d’objet de référence mais le fait de se savoir entendre procède
d’un phénomène mental, objet cognitif de nature conceptuelle et imagée. L’erreur est d’assimiler (sct. ekīkaraṇa) l’objet référé et l’objet
conçu. Cette assimilation revient à projeter sur l’extérieur, dans cet exemple à
l’endroit du choc entre le bâton et le bol, ce qui est entendu, ce fait que je
me sais entendre.
Ce n’est donc ni l’objet référé ni
l’objet conçu qui m’illusionne mais l’ignorance que j’ai de la nature des phénomènes
et du processus cognitif de l’esprit (sct.
pravṛtti-citta).
Question
: Que voulez vous dire par « loisible » ?
Réponse
: Reprenons la réponse de Saraha à Métripa[44] :
Les phénomènes se manifestent pour ce qu’ils sont, des phénomènes. Cette
reconnaissance fait que "dharma" (tib. tcheu) s’avère "dharmatā"
(tib. tcheu-nyi). Réalisant le "dharmatā", il s’avère qu’il n’y a pas quelque chose comme
étant l’esprit, il est vide de nature propre. Cependant, cette absence de
nature propre n’empêche en rien que se manifestent les phénomènes. C’est qu’en
fait, cette vacance d’essence est la cause même de la phénoménalité. Cette
absence de réalité de l’esprit participe de l’émanence du phénomène, ce qui
revient à dire que « esprit et phénomène co-émergence de par leur identité
de nature. Semblablement à l'espace, cette
vacance est matricielle de toute manifestation. Ce que d’aucuns parleraient
d’un paradoxe, je préfère parler du mystère de la manifestation qui correspond
à la co-émergence de dharmakaya et nirmanakaya. Leur compatibilité se dit
sambhogakaya. Sambhogakaya où toute manifestation nous est loisible,
c’est-à-dire disponible à l’usage[45] de l’intelligence[46] qui
établit les rapports dans l’articulation de la triade cognitive : penser,
pensé, pensant.
Toute nature se refuse au vide absolu comme au plein absolu.
Toute nature est śūnyata, co-émergence de clarté/vide.
Délivrer l’esprit et les phénomènes de
la saisie imputative conduit à laisser émerger la claire évidence de la nature
conceptuelle de l’objet et du sujet. C’est tout le sens de la concentration et du lâcher prise.
[1] ལྷན་ཅིག་སྐྱེས་པ། Lhèn tchik kyé pa.
[2] C’est la première des quatre
garanties/assurances (tib. teun pa chi) préconisées par le Bouddha Shakyamouni :
« 1) S’en remettre au sens et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement
proposé et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience (et non
pas à la croyance seule). 4) En toute expérience, s’en remettre à la vue de la
vacuité ».
C’est par la pratique de l’écoute et/ou de l’étude que l’on s’assure d’avoir entendu ou lu le sens des mots employés. C’est par la pratique de la réflexion/analyse que l’on s’assure que l’enseignement est cohérent. C’est par la méditation que l’on s’assure de vérifier et valider la Vue enseignée.
[3] L’âme (lat. anima). L’esprit est base toute (sct. alaya) omni-fonctionnelle qui fait "science" dont la fluctuation est l’expression des pneumas (sct. vayu, tib. loung) qui, s’animant au gré des expériences, font "con-science".
[4] C’est le même "tchèn" que nous retrouvons dans "sèm tchèn". Nous le retrouvons également dans « dé-oua tchèn" (sct. soukhavati), la sphère d’expérience propre qu’il est donné de jouir en l’intelligence du discernement ; référence au dhyana padma du couple Amitabha/ Pandaravasini.
[5] À rapprocher de mahātman (tib. dag tch’èn) le "grand soi" ou paramātman (tib. dam paï dag) le "soi suprême". On trouve Mahātman dans le Mahāvairocana-tantra attribué à Nagarjuna et Paramātman dans Ratnagotravibhāga (tib. Gyu Lama) d’Asanga.
[6]
Sct. pañca sarvaga, tib. kun dro : habituellement
traduit par "omniprésent", je préfère "omni-fonctionnel »
au sens où il y a mouvement (sct. ga, tib. dro) continuel sur la base de cinq
facteurs mentaux sans lesquels il n’y aurait pas de processus
cognitif : 1) Agrégat sensation/expérience (sct. vedanā, tib. tsor oua) sans lequel il n’y aurait
considération/appréciabilité de l’objet. 2) Agrégat perception/conception (sct.
saṃjñā, tib. dou shé) sans lequel il n’y aurait pas distinction des
caractéristiques de l’objet. 3) Intentionnalité (sct. cetanā, tib. sèm pa) sans laquelle aucun vecteur ne
s’établirait entre esprit et objet,
aucun trans-port se ferait entre "penser" et "pensé". 4)
Contact (sct. sparśa, tib. rèkpa) sans lequel aucune forme nous serait informé.
5) Activité mental (sct. manaskāra, tib. yd la djé pa) sans laquelle rien ne
s’exécuterait.
Ce qu’il faut retenir c’est que l’omni-fonctionnalité de ces
cinq facteurs mentaux (sct. caitta, tib. sèm
djoung) ne
nécessite pas d’actes mentaux, mais caractérise des fonctions et des aptitudes
inhérentes à la faculté même de l’esprit.
[7] J’emploie le terme concept au
sens générique et strict d’être conçu.
[8] La
vue juste (sct. samyak-dristi) est le premier membre du sentier octuple qui mène à la
cessation de la soif (sct. nirvana).
[9] Les grammairiens tibétains ont traduit le "karma" conséquent à la gnose, par le terme "trin lé" et le karma souillé conséquent à l’ignorance, par le terme "lé".
[10] Ignorance, soif et saisie sont les trois facteurs perturbateurs qui entachent la bonne marche des cinq agrégats.
[11] Plus précisément au moment du "contact", 6e des douze facteurs mentaux de l’activité cognitive.
[13] Qui signifie à la fois « considérer » et « respecter ».
[14] Plutôt que "facteurs mentaux" je m’autorise ici une traduction plus littérale au tibétain "sèm djoung". En ce qui concerne le terme sanscrit "caitta", le sens est donné à la tournure que prend le fonctionnement de l’esprit (sct. citta, tib. sèm). Semblable à la co-émergence de l’océan et ses vagues, la co-émergence citta/ caitta est un continuum d’avènements influant l’instant suivant du devenir, ce qui me fait préférer "vecteurs mentaux" à "facteurs mentaux".
[15] Généralement traduit par « conscience sensorielle ».
[16] L’école
philosophique Yogāchārya évoque parfaitement cette notion avec l’expression
Vijñāptimātra (tib. nam-par rik tsam-nyi)
composée de vi + jñāna + āpti + mātra qui donne : science + aspect +
aptitude + juste et que je traduis par « juste l’aptitude d’une science avec
(con) aspect ».
[17] Le sanscrit "sam" (à ne pas confondre avec le tibétain "sam", pensé) renvoie à "sa" que l’on retrouve dans "sahaja". Ce "sam" se retrouve dans "samskara", moment focal où se façonne (sct. kara, tib. djé) notre devenir qui, comme pour tout autre agrégat, se trouve conditionné ou pas des trois facteurs perturbateurs : ignorance, soif et imputation.
[18] Référence à la traduction de "claire lumière" dont le sanscrit « bhasvara » (tib. eu-sel) se compose des syllabes « bhas » : devenu évident et « vara » : ce qui fait.
[19] Note extraite du "Rosaire de mots vajras", Éditions Yogi Ling :
Dharma (tib. tcheu). Son étymologie vient de la racine dhṛ, porter, soutenir. Dharma a le sens de « ce qui fait base pour appréhender », le temps d’un contact et d’être conscientisé. Dharma est habituellement traduit par phénomène. Le terme “idée” me conviendrait également et de citer Descartes : « Par le nom d'idée j'entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées ».
“Idée” est emprunté au latin idea, issu du grec ancien ἰδέα, idéa (forme, aspect) ; “forme” (sct. rūpa, tib. zouk) qu’on retrouve avec “l’agrégat forme” qui est le processus qui gère les phénomènes des six consciences aspectives (tib. nam shé).
Extrait de wiktionnaire.fr : « Le latin forma, synonyme d’idea, provient, selon le Dictionnaire étymologique latin [Michel Bréal et Anatole Bailly, Éd. Hachette, 1885], de la même famille de mots que firmus (ferme), frenum (frein), fretus (appui, support). L’idée commune contenue dans ces mots est celle de « tenir ». Comparez avec le substantif français tenue. Ces mots latins sont issus de l’indo-européen commun *dher-[2] (« tenir ») qui donne le sanscrit धरति dharati (« tenir ») et धर्म, dharma (« loi ») .... »
Par extension, Dharma désigne l’enseignement du Bouddha Sakyamouni que lui-même qualifiait d’enseignement de « l’intérieur » (tib. nang paï tcheu) dans le sens où il a enseigné la nature des phénomènes et de l’esprit.
[20] Aptitude que l’on retrouve dans le nom de Vairocana qui en tibétain est Nam par nang dzé, « qui fait que l’apparence s’aspecte », c’est-à-dire la co-émergence de relativité/vide.
[21] Les termes "pensé" ou "concept" sont généralement utilisés pour traduire le tibétain "nam-tok" (sct. vikalpa). Cela entraîne beaucoup de confusions dans la méditation. Nam-tok (sct. vikalpa) a le sens d’imputer (tib. tok) une réalité sur l’aspect (tib. nam). L’ignorance ne reconnaissant pas les phénomènes comme tel (sct. dharmata), c’est-à-dire une apparence mentale et conçue, la soif discriminative établit une saisie imputative. Voir « pensée et imputation ».
[22] C’est au VIIe siècle que le roi tibétain Songtsen Gampo décida d'envoyer 17 étudiants tibétains en Inde étudier la langue, l'écriture, la grammaire et le Dharma bouddhique. Parmi eux, après 13 années (633-646) d’étude, Thonmi Sambhota élabora l’alphabet tibétain calqué sur l’alphabet sanscrit et composa huit traités grammaticaux dont deux seulement nous sont parvenus.
[23] À signaler que la syllabe sanscrite "tva" peut prendre le sens de "fonction de" (cf. dictionnaire sanskrit-français, par Gérard Huet) ce qui distingue une science de l’esprit/phénomène.
[24] Ce que l’on appelle les « trois cercles » (tib. khor soum) comme trois enfermements où chacun des trois existerait indépendamment.
[25] La sagesse des cinq Dhyanis Bouddhas
[26] Cela est valable pour tous les douze facteurs mentaux qui ne sont pas produits par l’ignorance mais contaminés par la soif et la saisie qui font suite à l’ignorance.
[27] Pour distinguer le karma souillé et le karma naturel, les grammairiens tibétains ont fait la distinction entre « lé » et « trin-lé ». Cela reste pour autant le karma en tant qu’activité des cinq agrégats.
[28] Du latin phaenomenon emprunté au grec phainomenon (« apparence ») qui renvoie à phaínesthai (« se montrer ») phaínô (« mettre au jour », « mettre à la lumière »)
[29] Le sanscrit tri-svabhāva est parfois traduit en tibétain par “nog-ouo nyi soum” (རང་བཞིན་གསུམ་) précisant plus l’idée d’une “unité triple” alors que “rang chin” décrit plus un mode caractérisé de l’apparence.
[30] Toutes les manifestions sont qualifiées de "mandala" dans le sens où il s’agit d’un système dynamique et cohérent répondant à la Loi naturelle de la manifestation des cinq Éléments génésiaques (Espace, Air, Feu, Eau et Terre). On peut citer trois principaux mandalas de manifestation : 1) le mandala de l’univers et de la matière. 2) le mandala du corps biologique et de l’incarnation. 3) le mandala de l’esprit et de la cognition. Nous trouvons d’autres mandalas dans le cadre de la contemplation comme par exemple : les mandala des Éléments Espace, Air, Feu etc., les mandalas du soleil et de la lune, le mandala d’une divinité tantrique etc...
[31] Le tibétain "tak" dans "kun tak kyi rang chin" renvoie au sanscrit "prajñāpti", l'aptitude du discernement de reconnaître l'activité cognitive comme un flot d’images mentales, tandis que le tibétain “tok” de "nam-tok" est l’imputation qui fait fi de ce discernement en fixant une réalité sur de l’image. Cependant, on ne peut pas échapper au mode imagé ce qui fait que cette fixité erronée reste une fiction.
[32] Vide de l’altérité que notre ignorance impute à l’apparence.
[33] Dans l’échange avec Métripa, Saraha lui répond en exprimant cette évidence :
« Le Mahāmudrā est un nom que l'on donne au fait que tous les phénomènes (sct. dharma) se manifestant depuis l'origine sont au fond ce qu'ils sont ; des phénomènes (sct. dharmatā). ». De même, ici, on peut dire que l’apparence a pour nature d’apparaître.
[34] « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Anaxagore, philosophe grec né vers 500 et mort en 428 av. J.-C.
[35] Selon Le Mahāyānasaṃgraha d'Asanga, la conscience base réceptacle (sct. ālaya-vijñāna, tib. kunchi-namshé) est la base du connaissable (sct. jñeyāśraya).
[36] Tib. Ouang tèn, littéralement "support de faculté".
[37] Ouang-po
[38] On peut également parler de « penser/pensé » ou encore de conceptivité/concept ».
[39] En le continuum transitoire de toute manifestation, la cause est de la nature de l’effet, l’effet est de la nature de la cause autrement dit la cause ne subsiste pas à l’effet.
[40] Vajrasattva est ici considéré comme épithète de la nature de la co-émergence base toute. Il n’est pas fait référence ici à la divinité tantrique.
[41] Khor Soum འཁོར་གསུམ།
[42] Du latin objectum (« ce qui est placé devant »)
[43] L’une des trois soifs : 1) la soif qui, à chaque faculté sensorielle, tente de confirmer une pré-existence du sujet sur l’aspect (tib. nam) de la conscience sensorielle (sct. vi-jñāna, tib. nam-shé). 2) La soif d’existence qui, appréhendant l’absence d’essence au moi comme annihilation de soi, tente désespérément de valider une existence intrinsèque à la personne. 3) La soif d’inexistence qui, l’espoir/crainte s’étant avéré inefficace, se résigne à espérer un néant comme l’ultime apaisement.
[44] Voir note 28.
[45] Le sanscrit sambhoga se traduit en tibétain « long tcheu » (ལོངས་སྤྱོད་) qui a le sens de faire usage (tcheu) d’une propriété (long).
[46] Intelligence au sens où des rapports s’ajustent entre la science primordiale (sct ; jnana, tib. yéshé) et la nature du phénomène (sct. dharmata): complétude, immédiateté, équanimité, distinguabilité, opportunité. Voir : mandala des cinq dhyanis bouddhas.